Chapitre II

Liam Liam passait une sale journée. Le vaisseau-Z Starbucket, laborieusement camouflé en cargo roulier pour lui donner une couverture professionnelle, fut arraisonné par un convoi de vaisseaux terriens après que les vecteurs de son cap eurent déjà clairement indiqué son intention de se poser sur Sette ; incapable de prétendre qu’en réalité, il avait été en route vers quelque autre monde, Liam avait ordonné l’arrêt de ses moteurs et il attendait maintenant l’arrivée d’une vedette du croiseur terrien qui l’avait « arrêté ».

Si le croiseur avait été seul, Liam aurait pu l’éliminer avec l’armement dissimulé dans la coque modifiée du vaisseau-Z. La présence des autres bâtiments du convoi l’en empêchait ; et s’il avait tenté de fuir, il aurait révélé sa force, ce qu’il ne souhaitait pas du tout. L’importance de son arrivée sur Sette primait tout et maintenant son seul espoir d’atteindre la planète résidait dans la réussite de son bluff au cours de la prochaine confrontation.

Alors que la vedette approchait du Starbucket, Liam estima avec soin sa vitesse et son angle d’abordage. En dépit de la perfection du camouflage, si la chaloupe passait directement sous son arrière, rien ne pourrait dissimuler que ce qui avait l’air d’un vieux cargo fatigué était équipé de moteurs modernes plus gros et plus puissants que ceux du cuirassé.

Heureusement, la vedette arriva par le flanc et la spirale irrégulière imprimée aux mouvements du Starbucket occupèrent trop son pilote pour qu’il ait le loisir d’examiner de trop près le cargo.

Après avoir longuement cherché des terminaisons compatibles avec le sas de transfert, les Terriens finirent par entrer à bord. Ils suivirent les coursives sales et en désordre avec un dégoût évident ; ils froncèrent un nez révolté quand ils furent introduits finalement dans le capharnaüm de la cabine de Liam et durent respirer l’âcre odeur émanant de la pipe du capitaine.

« Capitaine Liam ? »

L’officier terrien se voulait abrupt et agressif, mais ses yeux étaient tournés vers la bouche d’aération teintée de nicotine, qui aurait dû transformer l’atmosphère malodorante de la cabine en air respirable ; la grille entière était bouchée par du coton sale.

« A vos ordres, commandant ! »

Liam avait parfaitement le physique de son rôle : avachi, d’un certain âge, avec un nez bulbeux et un visage jovial, ridé et buriné par une vie exposée aux radiations de l’espace. L’officier se ressaisit ostensiblement.

« Capitaine Liam, vous avez amené votre vaisseau dans un secteur de l’espace dont l’entrée est interdite par le Décret d’Urgence Spatiale.

— Ah ? fit Liam. Quelle urgence ? Je peux peut-être vous aider ?

— Vous ne me comprenez pas, je crois. Les troubles se situent sur le territoire planétaire de Sette. Par conséquent, ces abords spatiaux sont interdits à tout le monde, sauf aux vaisseaux militaires.

— Mais s’il y a des troubles à Sette, il me semble que n’importe quel vaisseau pourrait être de bon secours, non ?

— Pas dans ce cas. Il s’agit d’une insurrection.

— Alors c’est une chance que je sois neutre. Je pourrais peut-être raisonner les esprits échauffés. Les insurrections sont mauvaises pour le commerce, vous savez.

— Capitaine Liam ! s’exclama l’officier terrien, exaspéré par le tour que prenait la conversation. Vous n’avez pas l’air de vouloir me comprendre. Je vais être plus clair. Vous n’avez pas la moindre chance d’être autorisé à atterrir sur Sette. Si vous ne voulez pas que votre vaisseau soit confisqué, vous partirez aussi vite que vous le permettront vos tuyères.

— Je partirais avec plaisir, mon commandant, mais il y a un os. Une cargaison m’attend sur Sette et, avec le prix du contrat, j’aurai les moyens d’acheter du carburant pour repartir. Si vous m’interdisez d’embarquer la marchandise, il me faut rester ici. C’est difficile, voyez-vous ?

— Rester ? Pas question ! Je vous avertis, capitaine ! Emmenez ce rafiot hors de ces abords, sinon je serai forcé de le confisquer.

— Cela pourrait être une solution, dit Liam, l’air songeur. Je suis assuré contre ce genre de contingence et ce vieux cargo ne me sert à rien, s’il est coincé ici. Mais ce n’est pas ça qui vous en débarrassera. Vous n’envisageriez pas de nous remorquer jusqu’au port franc le plus proche, dites ? »

L’officier jeta un coup d’œil à un de ses compagnons qui haussa les épaules.

« Sangria-sur-Maroc est le plus proche… à quatre-vingt-dix années-lumière.

— Insensé ! »

L’officier se retourna vers Liam, en fronçant de nouveau le nez dans le nuage nauséabond montant de la pipe.

« Vous vous rendez compte du temps qu’il nous faudrait ?

— Dans les sept ans, je pense, répondit philosophiquement Liam, en commençant à refermer son panneau de commandes d’un geste décisif. Je vous disais bien que c’était difficile. Il vaudrait peut-être mieux que nous restions tranquillement ici jusqu’à la fin de l’insurrection.

— Attendez ! » L’officier consulta ses collègues. « Vous avez assez de propergol pour atteindre Sette ?

— Uniquement parce que le Bon Dieu a eu la grâce de faire que notre route aille en descendant jusque-là.

— Alors, vous avez vingt-quatre heures pour atterrir et repartir. Si vous êtes encore là après la limite de ce délai, nous épargnerons aux démolisseurs la peine de dératiser cette poubelle volante avant de la démolir. C’est bien compris ?

— Je me souviendrai de vous jusqu’à la fin de mes jours, dit sincèrement Liam Liam. Voulez-vous qu’on arrose ça ? »

L’officier regarda les fonds de bouteilles coupés, couverts de crasse, que Liam proposait comme verres pour le toast, et ordonna à son escorte de faire demi-tour pour regagner promptement la vedette. Il sortit le dernier, en secouant tristement la tête.

Regardant la vedette s’éloigner à toute allure, Liam cracha avec éloquence dans un bac à incendie.

« Oh ! non, je ne t’oublierai pas, salaud de Terrien. Sette était un monde très agréable ; à présent, c’est un champ de bataille ; six dixièmes des terres arables défoliées et empoisonnées, près de la moitié de sa population assassinée. Mais le souvenir n’est pas le pardon, tu comprends ? »

Il parlait pour lui, mais son navigateur-pilote, Euken Tor, qui avait suivi toute la conversation précédente à l’intercom et venait d’entrer pour prendre les ordres, approuva sombrement de la tête.

« Comment est-ce qu’on va jouer ça, capitaine ?

— Continue comme si nous nous traînions, Euk. Atterris à Wanderplas. Et puis assure-toi que tout soit prêt pour un départ en vitesse. Je doute que ce soit aussi facile de sortir que d’entrer.

— Comment voyez-vous ça ?

— Le plus logique, avec un cargo indésirable, c’est de le laisser garé sur orbite. Pour une raison ou une autre, ce n’était pas acceptable. Cela indique que les Terriens ont une opération spéciale en train et qu’ils ne veulent pas d’observateurs. Ça concorde avec nos propres informations. C’est cette opération spéciale que je suis venu voir et, si c’est ce que je pense, alors ils ne voudront pas que je reste vivant pour raconter l’histoire. Donc quand nous partirons, il faudra que ce soit en catastrophe, tu comprends ? »

Euken hocha la tête. « Vous voulez un soutien au sol ?

— Je ne crois pas. Jon Rakel a déjà dû prendre toutes les dispositions. Ton boulot est de me faire sortir à travers le convoi de vaisseaux, une fois que j’aurai ce que je viens chercher, d’accord ?

— D’accord et noté, capitaine. »

Euken repartit vers le poste de pilotage, d’une allure nonchalante dissimulant le fait que chacun de ses gestes avait un but prémédité. Un des meilleurs navigateurs spatiaux de toutes les flottes du Noyau galactique, il avait pleinement adapté ses talents au rôle apparemment mineur de pilote d’un petit vaisseau-Z. Tout comme Liam Liam, il avait des raisons personnelles pour se consacrer à la lutte contre les Terriens.

Au cosmoport de Wanderplas, sur Sette, un véhicule rapide à chenilles attendait Liam à côté d’une des plateformes d’atterrissage. Jon Rakel lui-même le conduisait. Depuis le dernier pogrom, il était presque l’unique commandant des Forces Combinées de la Résistance, à Sette, et il accueillit Liam avec reconnaissance. Depuis de nombreuses années, les deux hommes avaient une grande estime mutuelle.

« J’avais peur que tu ne puisses passer, Liam.

— Ha ! Ils ont peut-être plus de vaisseaux et plus d’armes mais Liam Liam a sa propre arme secrète, mon vieux. Il les assomme d’ennui jusqu’à la capitulation. »

Ils rirent tous deux, et Rakel conduisit rapidement le véhicule sur les routes d’accès au complexe du cosmoport ; mais le rire de Rakel était forcé, et il avait les traits tirés par la tension et la fatigue. Pour des raisons de commodité future, probablement, les attaques anti-insurrectionnelles des Terriens avaient laissé le cosmoport intact, mais quand les deux hommes arrivèrent en ville, les dégâts causés par le bombardement spatial sélectif devinrent brutalement évidents. Sous prétexte d’éliminer des « cellules terroristes », on montrait à la population de Sette le prix terrible qu’elle devait payer pour avoir tenté de rompre les liens avec la planète-mère. La triste histoire de Rigon, de Zino et du Monde d’Amès se répétait.

Comme ils se dirigeaient vers la pleine campagne, maintenant sinistrement dévastée par le saupoudrage toxique qui ne laissait survivre que les herbes les plus résistantes, Liam secoua un peu la dépression provoquée par les destructions et revint aux problèmes présents.

« Tu ferais bien de me mettre au courant, Jon. Les messages que j’ai reçus n’étaient pas très précis.

— Franchement, je crois que nous assistons à ce qui s’est passé sur Rigon, juste avant la fin. Nous avions construit des postes de commandement pratiquement invulnérables, des emplacements que les Terriens ne pouvaient absolument pas atteindre par des moyens conventionnels. Ils étaient à la base de nos plans de guerre ; nous pensions que les Terriens seraient forcés de se retirer, à cause de la longueur de leurs lignes de ravitaillement. Mais voilà qu’ils ont amené une unité spéciale qui peut te craquer un poste de commandement aussi facilement que tu craques une noix.

— Qu’est-ce que les têtes nucléaires tactiques ont de si spécial ?

— Non, pas du nucléaire ; nos points de commandement sont invulnérables, je te dis. Commando.

— Commando ? s’étonna Liam. Sûrement…

— Ces trucs sont spéciaux, très spéciaux, trancha Rakel. Je préfère ne pas penser à ce qu’ils sont ni comment ils opèrent, mais ils sont efficaces à cent pour cent. S’ils continuent comme ça, d’ici six mois il n’y aura plus de résistance sur Sette. »

Liam sifflota tout bas. « Ma foi, s’il y a un moyen de battre ces salauds, nous le trouverons.

— Ecoute-moi, Liam ! S’il y avait une solution facile, nous l’aurions déjà trouvée ! Il n’y en a pas. Strictement entre nous, Sette est déjà finie. Je te jure que j’aimerais pouvoir dire le contraire. Je t’ai fait venir pour analyser cette chose qu’ils utilisent contre nous et pour rapporter ce que tu apprendras, au reste du Noyau. Alors notre sacrifice n’aura pas été tout à fait vain. Avec un peu de chance, vous aurez peut-être assez de temps pour vous préparer contre ça, avant que vienne le tour de la planète suivante.

— Si tout autre que Jon Rakel me disait ça, je dirais, moi, qu’il a perdu son courage.

— Ce n’est pas une question de courage. Avec des points de commandement forts, même si nous ne pouvions pas gagner, du moins nous ne risquions pas de perdre totalement. Contre toutes les représailles, nous avons toujours eu l’assurance psychologique que quelques-uns d’entre nous survivraient et que nous pourrions tenir la planète. Maintenant, les Terriens peuvent s’emparer de n’importe quel poste de commandement, quand ils le veulent, et il faut envisager la puissance des représailles à la lumière de la réalité. Nous avons le choix entre conserver un peu de population indigène  – même si c’est comme esclaves  – ou pas du tout.

— Tu veux parler de capitulation ? »

Liam prononçait ce mot comme si c’était un néologisme de fort douteuse origine.

« Rigon et Zino ont lutté jusqu’au bout. Toutes deux ont été stérilisées par des bombes à neutrons et le Monde d’Amès ne vaut guère mieux. En ce moment, la population de Sette est d’environ cinq cents millions d’hommes et de femmes. Dans la situation actuelle, combien ai-je le droit d’en perdre avant d’avouer que je suis incapable de défendre le reste ?

— C’est le genre de dilemme qu’aucun homme ne devrait affronter seul, tu sais. Montre-moi ce que tu veux, Jon. Ensuite, laisse mon conseil peser sur ta décision.

— C’est bien pour ça que je t’ai demandé de venir personnellement, Liam. Je sais comment tu évalues la force de tout ce que tu dis. Au nom de l’Humanité, quelle que soit la décision prise, il ne faut pas que ce soit la mauvaise. »

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